Planet of Sound | 2000

Le Balayeur Céleste

Tony Goddess a été influencé par Fleetwood Mac et Sly And The Family Stone. On commence à le savoir. Mais après des préliminaires musicaux où le leader des Papas Fritas développe une impressionnante culture pop, du jazz au black métal, on peut aller plus loin. Découvrir que Tony Goddess est un véritable artisan de la musique, qui prend la pop au sérieux au point d'y apporter les théories de John Cage et met ainsi une bonne claque aux idées reçues : la pop est un art compliqué qui se nourrit de la douleur autant que le folk le plus ténébreux, sauf qu'elle se doit en plus d'ajouter une vision musicale.

Ce mélange doucereux, les Papas Fritas en sont devenus les spécialistes, au point que l'on ne peut décidément plus les résumer à un groupe de pop un peu niaise et agréable. On sent trop derrière chaque mélodie un mélange de joie forcée et de déprime ancrée. Rencontre avec le leader assumé des Papas Fritas, un de ces chefs dont l'autorité directive cache la plus grande fragilité.

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J'ai écouté de la musique toute ma vie. Mon premier souvenir musical - c'est un peu embarrassant - est un groupe canadien Rush, un groupe genre Yes ou Genesis totalement inconnu ici. J'ai entendu cette chanson, Anyone Called Tom Sawyer à 12 ans en colonie de vacances. Et ça a été comme une révélation. Je me suis dit que la musique avait un secret et que je devais partir à sa recherche.

J'ai commencé par le gros rock de Led Zeppelin ou Judas Priest. Puis je suis passé au speed metal de Metallica, Slayer ou Anthrax ; puis au punk des Misfits et des Pistols. J'aimais beaucoup le bruit, la distorsion, la cacophonie, ça représentait bien ce que je ressentais quand j'étais jeune. J'ai grandi comme un marginal. J'ai longtemps écouté des musiques de caste, aussi bien musicalement que physiquement, parce que ça me permettait d'appartenir à un monde facilement. Il suffisait d'en adopter les codes. Mais quand j'ai découvert la pop, et ce pouvoir de communion beaucoup plus grand, je m'y suis senti beaucoup mieux. Ca me fait sentir bien, et libre.

Comment en es-tu arrivé à écrire de la pop ?

Avant les Papas Fritas, je n'avais joué que dans deux groupes : un groupe qui faisait du King Crimson et du Fugazi et un groupe de jazz. Mais tout ça, ce n'était qu'une façon d'apprendre à écrire des chansons. D'ailleurs, les débuts des Papas Fritas étaient plutôt proches des distorsions de Spacemen 3. Mais quand on a investi dans un studio 4 pistes et que j'ai lu que Good Vibrations avait été fait sur 4 pistes, mes ambitions ont changé. J'avais toujours aimé la pop, mais je n'avais jamais pensé à m'y frotter. Je me suis alors immergé dans cette musique et j'ai accepté de ne plus avoir d'ornières, d'aimer ouvertement Michael Jackson, Prince et Donna Summer. La disco est d'ailleurs une grande influence rythmique pour « Buildings and Grounds ». Même si au final, cet album est beaucoup plus émotionnel et plus personnel que les précédents. J'y ai beaucoup écrit sur moi.

Est-ce que le fait d'avoir dû travailler comme homme de ménage dans des immeubles a influencé le ton de cet album ?

Probablement. Mais j'étais content de faire ce job. Je voulais un travail que je puisse quitter facilement pour partir en tournée, et où je pourrais avoir l'esprit libre pour penser à des paroles et des mélodies. Quand on balaie une pièce vide, il y a un peu d'écho, c'est parfait pour essayer des nouvelles mélodies. Il y a pas mal de chansons qui sont nées en balayant, comme Girl. Et puis j'ai fait ce job parce que je ne sais pas faire grand chose, contrairement aux autres qui peuvent travailler sur des sites Internet. Maintenant, je travaille dans un magasin de disques. C'est quand même mieux.

Du coup, ce titre, « Buildings and Grounds » est un peu ironique.

Oui, mais pas seulement. Outre le fait que ça collait avec le thème de la chanson Vertical Lives, ça rejoint le principe qu'une chanson a un côté très architectural : il y a des structures, des formesÉ Et puis cela fait penser aux « Buildings and Food » des Talking Heads.

Les chansons un peu bêtes, c'était un peu votre spécialité d'ailleurs, comme Small Rooms. Mais on dirait que c'est presque une fierté

Small Rooms n'est pas de moi, c'est Keith, le bassiste, qui l'a écrite après la tournée avec Blur et les Flaming Lips. On jouait dans de grands endroits et ça le rendait nerveux. Pour répondre à ta question, c'est étrange, parce que j'aime la musique intelligente, comme Pavement, mais je ne comprends pas leurs paroles. J'aime surtout des choses comme Marvin Gaye ou les premiers Beatles. Cette façon de dire des choses simples, de façon passionnée et poétique, d'évoquer toujours les mêmes thèmes : l'amour, la crainte, la fiertéÉ Les paroles de The Tears Of A Clown, de Smokey Robinson ou Be My Baby de Spector sont des façons poétiques de dire les choses les plus simples. Et puis, peut-être que ma vie est une vie simple. En fait, j'aime apprendre des choses dans ma propre vie, pour progresser, mais la raison pour laquelle je veux apprendre, c'est uniquement pour me confirmer que je suis pareil que les autres. Quand j'écoute de la pop, cela me donne ce sentiment de ne pas être seul. Je n'utilise pas la musique pour créer des murs.

Je ne veux pas être un snob, aimer des choses parce que la majorité ne les aime pas. Je ne suis pas différent des autres et je veux être comme tout le monde. J'aime quand on comprend ce que le chanteur dit. Ces groupes qui marmonnent des paroles compliquées m'énervent. Comment croire que l'on a une importance pour eux alors qu'ils se moquent d'être accessibles.

Tu prends la pop musique très au sérieux, tu sembles y avoir beaucoup réfléchi, au point d'avoir émis quelques théories sur ce thème, genre « La pop, c'est comme les frites, ça doit être dur et tendre à la fois ».

La pop est sérieuse. Je suis un musicien. Pour moi, la musique, c'est l'évolution du son au cours d'un laps de temps. C'est un peu le même raisonnement que le « Silence is Music » de John Cage. Quand tu comprends ça, aucune musique, que ce soit le blues, la pop ou le reggae, n'est vraiment différente. C'est juste organiser les notes dans le temps. C'est tout. Le fait de rajouter des paroles donne une identité particulière, notamment pour la pop. Mais musicalement, le jazz est basé sur la pop depuis que Miles Davis et Dizzie Gillespie ont incorporé les changements d'accords dans leur musique.

Quand tu écris du jazz ou du blues, tu essaies de t'exprimer. Quand tu écris de la pop, tu essaies aussi de t'exprimer, mais de façon universelle. Et j'aime cette idée d'être compris par tout le monde, ce lien entre le songwriter et l'auditeur.

A force d'avoir autant de théories sur le composition d'une chanson pop, l'écriture ne devient-elle pas une application de formules plutôt qu'une action artistique et personnelle ?

NonÉ Enfin, un peuÉ Les mélodies restent quelque chose d'indéfinissable. On peut parler de musique autant que l'on veut et analyser chaque note, on ne pourra jamais expliquer pourquoi une note touche au cÏur et pas une autre. La musique dépasse toutes les théories. Les théories ne font que t'aider à prendre des décisions plus rapidement, à t'aider à savoir où aller et comment y aller. Le fait d'avoir écouté beaucoup de musique me permet de savoir qu'il faut un changement d'accord à tel endroit pour qu'une chanson ait meilleur aspect. Mais l'inspiration et l'émotion initiales viennent d'un endroit intime où la théorie n'a pas d'accès.

Tu regrettes d'être en bas du tableau?

Non. L'important est juste de gagner assez d'argent pour payer mon loyer et continuer l'aventure. MaisÉ tu vois, on sort d'une tournée américaine sold out, la tournée européenne marche aussi très bien, et on ne gagne rien, à cause des frais d'hôtel, d'essenceÉ Je ne comprends pas. Je me fous d'être célèbre mais j'en ai assez de bosser pour rien. Du coup, j'en viens presque à penser à écrire des chansons pour des gens connus, rien que pour l'argent. Il y a un ami de mon frère qui écrit des chansons pour les Backstreet Boys. Quand il a entendu l'album, il m'a dit : « J'aime Way You Walk et Questions. Appelle-moi. ». J'aimerais écrire des chansons avec lui et me faire de l'argent, sous mon nom. Le métier de songwriter est un métier de l'ombre.

  - Christophe Graciot